ÇA VA MON LAPIN ?

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image. 

Je ne peux pas m’empêcher de fixer l’entaille au pouce gauche. La main blessée maintient la demi-tome de fromage alors que l’autre la racle au couteau. Le geste me fascine, toute cette matière en action qui dégouline. L’arlequin jaune et brun des pommes de terre non épluchées se couvre du fromage fondu. La grande tablée est silencieuse, la scène comme baignée d’une ferveur religieuse. On entend tout juste le grésillement du fromage sous la résistance et le souffle concentré du vieux René.

Cette blessure encore rouge de travailleur manuel me fascine. Je crois que cela fait plus de dix ans que je n’ai pas coupé ou manipulé quoi que ce soit. Je me fais livrer tous mes repas sous forme de bowl où se mélangent boulette de viande, nouilles, pointes de soja et légumes sautés. Je regarde mes mains blanches qui ne touchent plus rien. Même pas un clavier. Je fais tout à la commande vocal. Parfois, je m’arrête pour boire un peu d’eau, la bouche sèche à force de prononcer tant de mots. Je tends la main vers la bouteille d’eau, livrée décapsulée. Le moindre effort.
 
Alors là, voir le vieux René glisser la lame du couteau sur le fromage ça me bouleverse. Mais où donc a-t-il été fourrer son pouce pour afficher une crevasse aussi rouge ? Autour de la table, les conversations ont repris d’autant plus fort que Julie vient d’ouvrir une seconde bouteille de vin blanc. Je suis autant frappé par le plop du bouchon que par la dextérité de son poignet blanc — légèrement duveté — qui accompagne le mouvement. Un cabri qui saute un buisson.

Mon assiette est pleine. Je n’ai pas faim et je bande. 

Julie s’agite, pose sa main sur une épaule pour attirer l’attention avant d’arrêter son regard sur moi, interrogative. Elle ne garde pas longtemps son expression, elle sourit ravie de son effet. Elle a compris. Est-ce que je l’intéresse ? Je ne sais pas. La bande de copains s’agite encore autour de la table. On dirait une grande vague qui va et vient, des mains qui saisissent des verres, des bouches qui s’ouvrent, des rires. La vague n’arrête pas de grossir, les ventres se gonflent. Ici et là fleurissent sur les chemises de petites taches de graisse. Et l’ivresse qui monte rend tout cela sans importance.

Moi, je ne mange pas. Je bande. 

Julie me regarde à nouveau, son regard glisse vers mon assiette. Au milieu des rires et de la conversation, elle ouvre la bouche comme si elle voulait m’épeler quelque chose. Je lis sur ses lèvres « malade » avec le point d’interrogation contenu dans le haussement de son sourcil. Je lui réponds « Non » en dodelinant de la tête. Elle semble dubitative, se retourne vers sa voisine de droite et lui passe le sel que l’autre réclame depuis le début de notre dialogue muet. Je la vois alors glisser la main discrètement sous la table et commencer à se contorsionner. Je ne suis pas sûr de comprendre. Elle retire la main et victorieuse brandit un paquet de cigarettes. 

Fumer ? Je saute sur l’occasion d’être seule avec elle. Je bande.  

Se lever de table discrètement va être compliqué. Je la vois commencer à faire le tour de la table pour venir vers moi. Je panique. Il faut que j’éteigne l’incendie. Je me sers un verre d’eau et le renverse exprès sur la bosse de mon pantalon en toile. C’est pire que tout. L’eau délimite expressément la zone sans pour autant calmer mes ardeurs. 

— On y va ?  

Elle est maintenant juste à côté de moi. Autour de la table, les rires continuent quand le vieux René explique qu’il s’est entaillé le pouce en dépeçant un lapin. Sa femme pleure de rire devant tant de maladresse. Julie n’attend pas ma réponse, elle sort. 

Je me lève et me retourne d’un seul coup pour laisser la table derrière moi. Je rejoins Julie déjà en train d’allumer sa cigarette. Je bande encore malgré l’eau glacée. 

Julie me tend une cigarette.

— Ça va ? 

J’acquiesce en baissant la tête pour allumer ma cigarette. Elle me regarde et sourit lorsque son regard tombe sur la tache de mon pantalon. 

— C’est les histoires de lapins qui te mettent dans cet état ? C’est vrai que malgré son âge il a encore de belles mains le père Renée. 

Je laisse passer un silence un peu confus et je finis par lui dire. 

— Je crois que j’ai faim maintenant.

Hilare, Julie écrase sa cigarette.  

— Mais alors qu’est-ce qu’on va manger mon poulet ?

À lire sur la même image, Le trou dans la raclette de Julien.

Photo by Ellena McGuinness on Unsplash