CAFÉ DU CANAL

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une chanson française (ici, Le café du Canal de Pierre Perret)
J’m’appelle Rosette. Souvent, on m’appelle la jolie — ça, soyons clairs, c’est le mot poli pour parler de moi quand on n’veut pas dire pute : mon ancien métier. Par rapport aux autres filles et garçons du métier, j’ai plutôt bien mené ma barque. J’ai amassé passe par passe un p’tit pécule et j’ai acheté le Café du canal. Un endroit propre et respectable avec un grande cour et un tilleul qui fournit l’ombrage pour le bal du dimanche après-midi. De mon ancien métier, je n’ai rien gardé. Ah si. J’ai fait graver sur le tilleul : « Ici, on peut apporter ses baisers. »
J’ai trop vu de culs sans cœur pour être attendrie, mais bon, ça doit être l’âge. Depuis quelque temps, j’ai le béguin pour le p’tit Thomas — un jeune gars maladroit qu’on dirait jailli d’un carré d’orties, une grande tige qu’a toujours l’air de sortir d’un accident de vélo ou d’un nid de guêpes. Il est touchant. Quand il est ivre, il chante « Ma liberté » de Moustaki avec c’qui faut de fausses notes et d’enthousiasme. Des fois, il se donne des airs de bravache comme s’il avait déjà tout embrassé. Allons donc, à son âge. Il est mignon.
Attention — j’ai le béguin tranquille — je le couve du regard, mais pas plus loin. J’ai passé l’âge des bêtises et j’ai jamais fait les baises gratis. Je laisse ça aux amoureux.
D’ailleurs, y en a une qu’est prête à tomber amoureuse. Une petite prune juteuse en corsage et yeux bleus. Toujours planquée sous la tonnelle, celle-là, à reluquer l’Thomas. Elle bat ses cils recourbés comme des ailes de papillon. Lui, avec sa tête de mal-aimé et son côté bercé trop près du mur, sans une fée pour rattraper le morceau, il ne voit rien.
Dommage qu’il ne la capte pas parce que sa bouche à elle, elle est plus tapissée de baiser que le Chabanais tout entier. J’ai l’oeil pour ces choses-là. Et puis son corsage bleu, aussi sage soit-il, à fort à faire avec les deux garnements qui ne demande qu’à sortir.
Ah ça y’est, il lui a pris la hanche, c’est pas trop tard, enfin c’est un bon début. Mais c’est pas tout de regarder ses yeux, même avec tout le ciel qu’il y a à l’intérieur, il faut accélérer. Ah, mais elle parle en plus, ben elle est moins godiche que lui, tiens. Elle le fait rire. C’est gagné. Allez mon gars faut emballer. Soit gentil, soit poli, soit joli : parle-lui des oiseaux qui connaissent son nom.
La suite je la connais par coeur, pas la peine de regarder par le petit trou la serrure. On n’est plus au bazar, bordel ! La scène je la vois d’ici :
La chambre d’hôtel, la chaise unique avec les vêtements dessus. Elle, prude, les mains croisées sur sa poitrine et jurant ses grands dieux que non, elle n’est pas là que pour ça. Lui, il fera son coq. il lui intimera de laisser tomber Dieu, puis il laissera tomber sa tête sur son coeur. Synchro le Thomas, pour une fois.
À partir de là tout sera confondu, l’amour, le désir.
En attendant, moi je sèche mes larmes en reluquant mes souvenirs et le tilleul avec ses deux coeurs entrelacés et gravés en dessous « » ici on peut apporter ses baisers ».
Photo by Thibault Penin on Unsplash