LE CUIR ÉPAIS

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image.
- Elle respire la chieuse, celle-là.
Sa longue expérience du commerce de détail de chaussures pour femme permet à Marianne de juger en un regard le type de cliente qui entre dans sa boutique. Et il s’avère que sa sentence, abrupte et sans appel, est rarement contredite par les faits.
Une silhouette improbable, un cou trop grand pour y croire, un corps sans formes, une robe sans ambition, d’un vert qui hésite avec le bleu et - comble de la coquetterie bon marché – des lunettes de soleil accrochées sur le haut d’une tête qui ne sait pas quoi faire de ses cheveux. Marianne ne sait quel dandy ou quelle élégante sans envergure a estimé un jour qu’une paire de lunettes posée dans la chevelure conféraient un certain style, mais elle aimerait bien l’avoir devant elle tout de suite pour lui crever les yeux. Il faut dire qu’après huit heures à faire essayer des paires, elle est un peu à cran Marianne.
Passe encore l’allure générale, elle n’y est pas forcément pour grande chose, se dit-elle. Les premiers mots sortis de sa bouche pincée finissent de la convaincre du pouvoir laxatif de la personne en face d’elle.
- Vous être vendeuse ici ?
- Oui, puis-je vous renseigner ?
- je cherche une paire de sneakers.
- Nous ne vendons pas modèles sportifs. Nous travaillons exclusivement le cuir pleine peau
dans nos ateliers à Paris et proposons une large gamme de chaussures, pour la ville, pour le
week-end ou la plage, toutes faites main.
- Précisément. Je cherche une paire de sneakers pleine peau et en cuir naturel, voyez-vous ? en 37 s’il-vous-plaît.
Il a fait chaud toute la journée. Très chaud. De cette chaleur triomphante et sans sortie de secours, qui fait suinter les peaux et ravive l’odeur de cuir des souliers neufs, jusqu’à produire un effluve subtilement désagréable qui pince le nez et donne - à force d’être respiré – des maux de tête.
- Je crains que vous ne m’ayez pas bien compris. Nous ne proposons pas à la vente de
chaussures de sport. Nous sommes une maison artisanale qui réalise des pièces sur mesure.
- Très bien je vois. Dans ce cas, montrez-moi votre sélection de joggings.
Marianne a très mal à la tête. Elle utilise le pouce et l’index de sa main droite pour exercer une pression sur le haut de son arrête nasale. Sans résultat probant.
- Regardez dans les vitrines autour de vous. Nous avons des bottes, des demi-bottes, des bottines, des mocassins, des spartiates, des tropéziennes. Apercevez-vous un seul vêtement ?!
- Oulah ! Pas la peine de vous énerver.
La cliente semble réfléchir. Son regard dessine un long mouvement panoramique qui part de la vitrine gauche, détaille chaque modèle, s’arrête sur Marianne, reprend sa course jusqu’à la dernière botte exposée tout au bout de la vitrine droite.
- Et rayon lingerie, vous êtes comment ?
Marianne saisit la première chaussure à portée de main et avec la semelle, pleine peau il va de soi, assène une gifle bruyante sur la joue de Madame la chieuse.
Elle a la cuir épais Marianne, elle a du métier dans le soulier, mais faut pas non plus venir lui écraser le bout des pieds.
À lire sur la même image, L'épiée de Thibaux.
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