LE TROU DANS LA RACLETTE

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image. 

Nous sommes au 12 ème siècle, dans les montagnes suisses du Valais. Une nuit claire est tombée sans prévenir sur les alpages et dessine désormais la crête des massifs sombres autour.
- Eh mais la cramine tcheuuu ! souffle le berger en remontant le col fatigué de sa lourde veste de montagnard endurci. Et c’est vrai qu’il fait froid ce soir sur les hauteurs. Déjà bien avancé, le printemps hésite encore à prendre de l’altitude. Il reste dans la vallée, plus bas, scrutant les conditions, dans l’attente du moment idéal pour débuter son ascension.

- On n’a jamais vu de la Raclette avec un trou !
Assis au fond du restaurant, cette pensée fromagère profonde fait sursauter Jean-Pierre, en même temps qu’elle le sort de sa torpeur digestive. Ce plat a décidément des vertus somnifériques et hallucinogènes, pense-t-il en regardant sa montre, puis son assiette parcourue de petits bouts de fromage, qui tout à l’heure encore étaient fondus, de morceaux de chair de pomme de terre désormais vaincue.
De l’autre côté de la table en bois, trop patinée pour être authentique, sa femme le regarde d’un air qui hésite entre lassitude éteinte et mépris distant. Elle n’a même plus l’énergie de me détester, pense-t-il, en saisissant d’une main grasse la bouteille de Roussette de Savoie.

Le berger valaisan du moyen-âge central répond au félin prénom de Léon. D’un caractère bien trempé, même pour un montagnard, Léon déteste deux choses dans la vie : les loups et manger froid. Et ce soir, si la meute se fait discrète, l’idée d’un dîner chaud semble bien lointaine. En effet plus tôt dans la journée, dans un passage difficile, un trébuchement, un geste brusque pour se récupérer, Léon a juste le temps de voir disparaître dans le vide le sac et avec lui ses quelques ustensiles de cuisine, jusqu’alors fidèles et rustiques compagnons. 
Qu’à cela ne tienne ! Foi de Léon ce soir : ei mindja tchau ! Le têtu gourmet saisit dans sa besace la 
tomme de fromage, la pose sur une pierre stable, oriente la tranche vers le feu et la rapproche lentement, jusqu’à ce que les flammes lèchent la pâte. Il n’attend pas longtemps pour contempler, ô miracle, la pâte rôtir joliment puis fondre doucement, grasse de promesses.

La bouteille de Roussette a rendu sa dernière larme. Le fromage à raclette n’est plus qu’un lointain bien qu’odorant souvenir, pas encore un regret. Avant de l’envoyer rejoindre les précédentes, Jean-Pierre scrute dans son verre incliné, concentré comme un diamantaire anversois, la dernière gorgée de vin blanc, couleur paille aux reflets dorés. 

Sa femme saisit son sac-à-mains et se lève, message non verbalisé et très clair pourtant : il est temps de partir.
- Je ne sais pas pourquoi tu t’entêtes à nous amener chaque hiver dans ce restaurant. C’est vieux, enfumé et crasseux. Et la Raclette ne te réussit pas. Par le rétroviseur de sa berline, Jean-Pierre réussit à lire à l’envers, une dernière fois, le nom du chalet restaurant, tombeau de sa digestion, théâtre de sa vie conjugale à la dérive. Léon d’la Raclette.

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