L'ÉPIÉE

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image. 

Elle est là à nous reluquer avec sa robe vert forêt et sa silhouette des années soixante. Ceinture, coupe de cheveux, sacoche, chaussures, toute sa tenue est raccord pour lui donner un petit air vintage.

J’avoue que je suis gêné par son regard insistant. Elle nous mate, moi et mes copines, comme une fétichiste des pieds. Enfin, mes copines façon de dire, parce quequestion turlutte, ses yeux fixent aussi la paire de mocassins en cuir d’un air gênant.

Il est 19 heures, le magasin est fermé et elle continue à nous regarder à travers la vitrine où nous sommes exposées. Elle a commencé par loucher sur une paire de bottines puis s’est attardé sur les mocassins à frange et là elle fixe des sandalettes.

On a beau être habitué, son désir de consommation commence à être légèrement gênant. À mon avis elle est en train de faire son choix pour demain, quand elle reviendra. Et du choix, elle en a, si vous voyez ce que je veux dire. Vous ne voyez pas ? Alors je vais être très explicite. D’abord moi la bottine et mes copines sommes toutes cent pour cent cuir : ça vous donne une idée de sa sexualité. Ensuite, comme elle lorgne aussi du côté des copains mocassins — je pense qu’elle est bisexuelle des pieds.

Le gros orteil gauche dans la sandale, le petit droit dans le brodequin. Moi ça ne me dérange pas, mais je vois bien que la paire de Richelieu fait la gueule. Ils sont de la vieille école, pour eux c’est un pied droit, un pied gauche et des chaussettes assorties.

La grosse paire de bottes à droite est moins gênée. Elle continue d’afficher sa pointe de façon insolente. Il faut dire que les bottes ont intérêt à se mettre en avant. Elles sont si dures à enfiler que, si elles sont souvent essayées, elle reste peu achetée.

Et pour couronner le tout, alors qu’elle nous mate sans scrupule, les sortes de chaussons en cuir avachi sur ses pieds ne se donnent même la peine de faire semblant d’être jaloux. Visiblement, elle marche avec toute la journée. À n’en pas douter le soir, ils écrasent épuisés dans un coin du dressing. Et comme un vieux couple en fin de journée, ils ne doivent même plus se donner la peine de parler. Alors de là à se tartiner de cirage, il y a un pas que je ne franchirais pas.

À lire sur la même image, Le cuir épais de Julien.

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