PRÉCISION

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image. 

— Monsieur Albertov, il fait beau, le parc est magnifique, pourquoi vous ne sortez pas ?

Assis droit sur sa chaise, dos à la fenêtre, les jambes repliées, le vieux pensionnaire russe ne me réponds pas. Je suis obligé pour attirer son attention de me déplacer entre lui et le mur qu'il fixe obstinément. On vient de refaire les chambres et le nouveau papier aux motifs fleuris même s’il n’est pas moderne (comme nos résidents) apporte un peu de gaîté. Quand j’arrive dans le champ de vision de mon pensionnaire, je constate qu’il n’a pas ses appareils auditifs.

— Monsieur Albertov, il fait beau, le parc est magnifique, pourquoi vous ne sortez pas ?

Je force un peu la voix pour me faire comprendre. Il me sourit doucement et glisse sa main vers la table de nuit pour attraper sa prothèse auditive. À force de fréquenter les vieilles personnes je me suis aperçu que chaque vieux conserve en dernier recours, une seule et ultime qualité, celle qui l’a toujours caractérisée. La vieillesse nest plus qu’un simple et unique trait de pinceau qui résume tout. Pour monsieur, Albertov, ce qui reste c’est la précision, sa main a glissé vers la table à l’endroit exact où est posée la prothèse. À moitié aveugle, sourd comme un pot, réduit à marcher avec un déambulateur sa main reste agile comme une serre d’aigle.

Il se saisit de la prothèse et la glisse derrière l’oreille aussi facilement que s’il recoiffait son crâne chauve.

— Pardon, mademoiselle, je ne vous ai pas entendu, vous disiez ?

— Monsieur Albertov, il fait beau, le parc est magnifique, pourquoi vous ne sortez pas ?

— Ah pourquoi je ne sors pas ? Sans doute à cause de mes mauvaises jambes, et puis à cause du temps ; même avec mon gilet j’ai froid.

— Allez, je vous ai amené le fauteuil roulant et une couverture.

Il me regarde avec un sourire paisible. Il est content de me voir. Je l’aime bien monsieur Albertov, toujours agréable avec le personnel. Très agréable même depuis quelques jours, je le trouve plus souriant, je n’irai pas jusqu’à dire plus gai, mais il y quelque chose de ça.

— Asseyez-vous, mademoiselle, je ne vais pas sortir, mais je vais vous raconter une histoire. Allez, prenez place, vous ne me dérangez pas, et puis c’est mercredi Simone ne passera pas.

Son ton ferme et amical agit encore avec autorité et je cède ; je m’assois au bord du lit. Lui, en profite pour se racler la gorge, attrape un verre d’eau et le porte à sa bouche.

— Vous savez que je vais avoir cent ans cette année ?

— Oui, monsieur Albertov.

— Oh et puis appelez-moi Deduchka*, aujourd’hui. Vous avez l’âge d’être ma petite fille. Bref, je me perds. Ce n’est pas très gai d’avoir cent ans. On ne comprend plus le monde, il tourne sans vous. Mais ce n’est pas le sujet, je voudrais vous expliquer pourquoi je ne sors pas. C’est à cause du papier peint.

— Du papier peint ? Certes, il est joli, mais…

— Oui, il est joli, mais joli comment ?

— Comme un papier peint fleuri — je réponds un peu bêtement.

— Oui, il est fleuri vous avez raison. Non seulement il est fleuri, mais — et je le vois se pencher en avant pour caresser le mur — il est rudement bien posé. Je sens sous mes doigts les nervures du mur. Un peu comme les tiges des fleurs que je ramassais en Crimée.

— Vous avez vécu en Crimée ?

— Oui mademoiselle, contrairement aux apparences Albertov n’est pas breton — lâche-t-il dans un sourire ironique.

Je me ramasse sur le lit consciente de ma maladresse. Il sourit avec tendresse.

— Je plaisantais. Oui, j’ai ramassé les fleurs en Crimée, adolescent, mes parents venaient de Théodosie, je les ai perdus tôt et j’ai très vite gagné ma vie en ramassant des fleurs. Ramasser les fleurs, sans les abîmer pour pouvoir les revendre, demande un sacré « coup de main » que j’ai très vite attrapé. Aujourd’hui encore, si je pouvais me baisser, je vous cueillerais une des roses du parc en moins de temps qu’un battement de votre cœur.

— Vous êtes vraiment un joli cœur, Monsieur Albertov, euh. Deduchka…

— Oui, vous avez raison un joli cœur. Plus tard je me suis retrouvé à Stalingrad en 1942, précisément.

— Ah oui, pendant la guerre.

— Plus que la guerre, mademoiselle, la bataille de Stalingrad est quelque chose de plus que la guerre. On m’avait incorporé dans un bataillon de tireurs d’élite. Caché sous les ruines de la ville nous harcelions les troupes allemandes. Je n’avais jamais tué personne. On m’a donné un fusil. Je l’ai mis sur mon épaule comme à l’exercice. J’ai visé un homme sur un tank de la Wermacht. J’ai retenu mon souffle. Je l’ai relâché. La balle est partie et il est mort instantanément.

— …

— Ah cet instant, j’ai pris conscience de quelque chose. Alors que j’étais trempé sous la boue et les ruines de Stalingrad, je me suis revu avant-guerre sous le soleil de Prokhladne. Un cours instant j’ai eu à nouveau le ventre plein et les pieds secs, comme si je venais juste de cueillir une fleur. J’en ai tiré une conclusion : il faut la même précision pour tuer un homme que pour cueillir un coquelicot.

— Voilà pourquoi je ne sors pas, parce que le papier peint me rappelle les champs de fleurs de Crimée. Et qu’à presque cent ans, certains souvenirs ont du bon.

À lire sur la même image, La tache familiale de Julien. 

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