SHOUDOULEUR

L'exercice ? Écrire un texte sur la base d'une image. 

Graisse, huile, crasse, saleté. Les mots tournent dans ma tête comme un mauvais sample de musique electro.

Graisse, huile, crasse, saleté. J’entends encore la voix de mon père m’aboyer dessus. À jeun ! il me hurle dessus à jeun. Sa bouche ouverte comme l’œil d’un cyclope.

Graisse, huile, crasse, saleté, il hurle comme un dépossédé. Je ne vois plus que la poubelle renversée à ses côtés d’où s’échappe l’épluchure d’une pomme. Une seule et longue épluchure qui a dû faire le tour entier de la pomme. Un fruit épluché d’un seul coup. Comme moi.

C’est à cause du tatouage. Maman dit que c’est à cause de ça. Avec papa, il y a toujours une cause à ça. Une raison, comme s’il n’était pas vraiment responsable.

Plus tard, je comprendrais que s’il l’est nous le sommes tous.

Mais là, je repense juste à la peau de la pomme à côté de la poubelle. La belle peau d’une golden juteuse. Ça doit être Nathalie, c’est la seule de la famille capable d’éplucher un fruit avec cette patience, de décoller la peau petit à petit pour obtenir cette longue spirale, verte à l’extérieur et chair à l’intérieur.

Après je me souviens plus très bien. Je suis sortie et j’ai marché dans Arcueil vers la Vache noire. En jean, les épaules nues. Je n’ai même pas pris le temps de prendre un manteau, j’ai eu tellement peur.

À dix-huit ans, un rien vous terrorise. Graisse, huile, crasse, saleté. Je suis passé avenue Jean-Jaurès devant l’Univers, le garage Renault d’Arcueil. Le technicien m’a regardé perplexe, les mains pleines de cambouis. Il m’a hélé. Mon ventre s’est serré, mais mon corps s’est arrêté, par politesse. Sans rien dire, il m’a tendu un paquet de mouchoirs.

— Tenez mademoiselle a-t-il fini par articuler — prenez-les tous.

Je suis repartie avec les mouchoirs et son regard embarrassé dans mon dos.

J’ai marché, traversé Arcueil, Bagneux, Malakoff, Montrouge. Ça m’a fait du bien de sentir l’indifférence de cette banlieue sud. Un peu comme une peau de pierre grise.

J’ai mis du temps à sentir le froid. C’est arrivé d’un coup à l’angle d’une rue, entre le feu de circulation et la boutique d’une fleuriste. En achetant ses fleurs, une cliente a dit :

— J’ai bien fait de mettre une petite laine.

J’ai eu froid à ce moment-là. Un grand frisson de printemps m’a traversé, j’ai même eu l’impression débile d’avoir l’estomac glacé. Le feu est passé au rouge, je n’ai pas traversé. J’ai posé ma main gauche sur mon épaule droite sur l’emplacement exact de mon tatouage.

Graisse, huile, crasse, saleté. Les mots sont revenus en boomerang me frapper au visage. J’ai massé mon épaule. Je ne pouvais pas décemment revenir à la maison. Plus je me massais l’épaule, plus je prenais conscience de la situation. Elle était indécente. Une bouche obscène comme un œil de cyclope.

J’avais marché au hasard, la tête vide avec l’impression d’avoir avalé la ville entière, ses façades, ses trottoirs, ses abribus et ses feux de signalisations. Je digérais. Plus haut, j’avais vu un hôtel formule 1. J’ai fait demi-tour.

La réceptionniste m’a donné la clef de ma chambre sans me voir. La ville continuait de me prendre pour un fantôme. Quand je me suis déshabillé pour prendre ma douche, j’ai recommencé à pleurer. J’ai continué sous la douche en sentant la chaleur de l’urine sur mes jambes.

En sortant, je me sentais un peu mieux et j’ai souri au miroir avant de me contorsionner pour apercevoir mon tatouage sur l’épaule. Le petit numéro 13 que j’avais fait graver. Treize comme la chance ou la malchance, treize parce que l’on peut choisir sa vie indépendamment du hasard qui vous a vu naître.

Il faisait bon dans la chambre et je suis resté nu pour m’allonger sur le lit. J’ai même fait exprès de me coucher du côté droit pour que mon tatouage touche le drap. Même dans un Formule 1, je voulais que mon treize se sente comme dans de la soie.

À lire sur la même image, Un enfant dans le dos de Julien.

Photo by Sinitta Leunen on Unsplash